
À une époque où tant de gens sont fiers de leur haine, il me fera du bien de me souvenir de cette rencontre lointaine: Florent et Norbert, un accord audacieux au sens musical du terme, un événement mémorable d’affection mutuelle.
D’ordinaire, une telle rencontre – la naissance soudaine d’une amitié qui s’éteint quelques semaines plus tard sans vraiment prendre fin – appartient à la sphère privée des deux personnes impliquées. Mais à mesure que la distance historique s’accroît, l’événement se transforme en une sorte de littérature latente qui attend d’être écrite. Si l’on se rencontrait à nouveau, on pourrait reconstruire cette histoire dans un dialogue nostalgique. Mais Florent est justement ‹ l’autre absent ›, celui que l’on ne retrouve plus ; c’est pourquoi je rédige mon récit en mode monologue.
Il y a d’ailleurs plusieurs êtres humains en France qui portent le nom Florent Zarka. Pourtant, les instances habituelles sur Internet restent muettes lorsqu’on les interroge plus précisément sur la personne concrète, tout de même individualisée par une date de naissance. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela, dont certaines sont graves et d’autres moins.
C’est Walter Benjamin qui a dit que la manière la plus honorable de se procurer des livres est de les écrire soi-même. Il en va de même pour le content sur le net: si l’on n’y apprend rien sur le Florent Zarka dont il est question ici, le mieux est de l’écrire soi-même.
Premier chapitre: L’arrivée. Le frère. La guitare.
Le 26 décembre 1985, je descends du train à Paris Gare du Nord pour passer les vacances à Sucy-en-Brie, dans la famille de mon nouveau correspondant français. Cet échange a été arrangé individuellement par un professeur de mon lycée, il n’y a pas de jumelage d’écoles. J’ai alors dix-huit ans, mon correspondant Pierre en a quinze.
Ce qui se passe entre Pierre et moi au cours des semaines suivantes, pendant mon séjour à Paris et pendant son séjour en Allemagne en février 1986, peut être décrit de différentes manières, et je préférerais même renoncer à une telle description. La dynamique précaire de ce rapport culmine en tout cas en février avec un esclandre théâtral qui, vu d’aujourd’hui, semble aussi superflu qu’il semblait inévitable à l’époque. Mais déjà au début de notre échange en décembre, on ne nous fait pas de tort en constatant que nous n’avons pas grand-chose à échanger. Notre communication reste mince et forcée, et sans doute nous en voyons les raisons chez l’autre.
Pierre a un frère ainé de 18 ans qui n’est pas à la maison ce jour-là et n’est peut-être même pas au courant de mon arrivée. On me dit qu’il mène une vie instable et qu’il soit une sorte d’anarchiste – c’est à peu près tout ce que j’apprends sur lui le premier jour. Mon journal le désignera lors de la première rencontre comme « ce Florent, comme il doit s’appeler ».
Je remarque en passant qu’il y a une guitare dans sa chambre. Évidemment, je n’ai pas emporté de partitions pour ce voyage, mais il y a un petit répertoire classique, surtout Frescobaldi et Sor, que je joue par cœur. Florent, me dit-on, ne va certainement pas s’opposer à ce que je lui emprunte son instrument. Et cette guitare, cette musique, va jouer un rôle important dans la suite des événements.
Deuxième chapitre: La solitude. Le journal. La France.
Ce n’est pas la première fois que je viens en France, ce n’est pas mon premier échange. Pour mieux comprendre ce qui suit, il convient de se remémorer en bref mes dispositions psychosociales durant cette période. J’ai grandi dans la province allemande, dans une famille d’enseignants, et comme mes parents enseignent dans mon lycée, je mène ma vie pour ainsi dire dans un cadre trop bien défini. Mes compétences intellectuelles sont toujours bien en avance sur mes capacités sociales. Je me sens parfois seul, isolé, et lorsque je réfléchis dans cette période à la cause principale de cette solitude, plusieurs candidats entrent en ligne de compte : mon environnement provincial, mes défauts de caractère, mon orientation sexuelle soigneusement dissimulée, mes ambitions philosophiques et littéraires qui apparaissent à l’extérieur comme une arrogance intellectuelle volontairement entretenue. Et il faut être précis : A l’intérieur, je me sens brûlé par des sentiments qui ne doivent pas être montrés (je suis amoureux à en mourir d’un camarade de classe), et en même temps les gens qui, très concrètement, sont responsables de la répression me reprochent ma froideur intellectuelle. Cette humiliation paradoxale est une expérience continuelle de ces années précédant le coming out.
Mon journal est très détaillé durant ces années et me servira de source pour mon récit. Pendant les treize jours que je passe à Sucy-en-Brie, j’écris vingt-huit pages, et la durée totale de l’affaire Florent s’étend dans le journal à plus de cent pages jusqu’en avril 1986. Cette abondance de détails et cette intensité de la réflexion écrite sont séduisantes. En relisant le journal plus tard, même près de quarante ans après, je me perds dans la présence des événements et des sensations de l’époque. Des images souvenirs supplémentaires surgissent, un film se forme où l’on parle beaucoup, où l’on boit du thé et où l’on joue de la guitare, donc un film dans le style d’Éric Rohmer.
Je suis extrêmement francophile à cette époque. J’aime la langue : sa douceur, sa souplesse, son élégance, sa musicalité. J’aime la découpe des visages, l’expressivité, la façon de bouger, de parler et de se tourner vers quelqu’un. J’aime aussi le fromage que l’on y mange et le pain si différent de la ouate que l’on vend en Allemagne jusqu’à nos jours sous le nom de pain blanc.
Bref, j’aime tout, sauf peut-être un certain manque de fiabilité qui, selon le cliché, va de pair avec l’esprit de la culture française. Mais au fond, j’aime aussi ce manque, car il apparaît comme une expression de liberté. Ainsi, il y a une sorte de pré-érotisation des contacts humains. Quelque part dans ce pays, dans cette culture idéalisée, se trouvent les ressources spirituelles qui me permettront de me libérer, avec plus de précaution que de violence, de mon existence un peu trop rectangulaire. Et si un jour ces ressources se sentent à l’aise pour s’incarner dans un être masculin de mon âge, je tomberai amoureux. Immédiatement, sans hésitation, sans regret.
« Rêves éveillés : je me promène avec un Français à Paris, quelque part sur le Champ de Mars, sous une rangée d’arbres dénudés, car c’est l’hiver. Bruit de circulation atténué. Les pas crissent sur le gravier, et pour ceux de l’autre je trouve cela charmant. De temps en temps, on s’arrête, et le charme des mots français se mêle au charme des petits nuages de brume blanche quand il parle. » (Journal du 5 octobre 1985)
Troisième chapitre: L’anarchiste et le Petit Prince
« L’anarchiste a tenu sa visite inaugurale chez moi tout à l’heure (un peu avant huit heures) pour chercher un mouchoir dans l’armoire. » (Journal du 27 décembre 1985, le matin; traduction littérale)
C’est vendredi, et Florent va aller travailler ; il est employé quelque part à Sucy comme animateur dans une institution pour enfants. Il est fort enrhumé ce jour-là, et l’armoire dans laquelle il pense trouver les mouchoirs se trouve justement dans la chambre où je dors maintenant. On peut supposer qu’il ne s’attendait pas à me voir. Lorsqu’il entre, nous échangeons un «bonjour» sans présentation, puis je le regarde fouiller dans l’armoire pendant que je reste allongé dans mon lit. Après tout, je suis ici pour communiquer et améliorer mon français ; au bout d’un moment, je lui demande donc : «Tu cherches quoi ?» Il se tourne vers le lit et me renseigne qu’il cherche un mouchoir. Et comme il n’a pas réussi jusqu’à présent, je lui propose alors mes «mouchoirs de papier», qui s’appellent en fait «kleenex» en français. Il les prend, me remercie probablement et se met en route.
Mais il y a encore une autre version de cette histoire. Florent la raconte quelques jours plus tard, en ma présence, lors d’une réunion avec des amis. Il aurait en effet vu ma grosse tête aux cheveux blonds désordonnés dans le lit et aurait associé cette vision aux illustrations du « Petit Prince ». Et puis, vu sa santé fragile, il se serait demandé pour un instant s’il est une bonne idée d’aller travailler quand on hallucine de rencontrer le petit prince à la maison : « Laisse tomber, Florent, tu délires ».
«Toutefois, il est vrai», ajoute-t-il à son récit, «que Norbert est d’une certaine manière une version agrandie du petit prince.»
En effet, ma coiffure pouvait susciter de nombreuses associations, et je regarde avec un certain étonnement les images qui en existent.

Quatrième chapitre: « Le bonheur – c’est quoi pour toi? »
Ce vendredi-là, Florent rentre à la maison vers midi. Pendant le repas, je suis témoin de l’atmosphère conflictuelle entre lui et ses parents, mais mon journal ne m’apprend rien sur les contenus de ce conflit. En plus, il doit y avoir eu une scène de présentation explicite entre Florent et moi, mais je ne m’en souviens pas.
L’après-midi, je suis en route avec Pierre pour aller voir un copain, puis la soirée se passe à la maison devant la télévision. A ce moment-là, je suis probablement encore en train de m’arranger avec mon correspondant, et Florent n’est qu’un autre membre de cette famille, que je rencontre lorsqu’on mange ensemble.
Cela changera le lendemain matin. Je cite le journal du 28 décembre:
« J’étais à peine habillé que Florent m’a invité à passer dans sa chambre. Il est très amical avec moi, curieux, pour ainsi dire. Cela me plaît bien sûr. Je lui ai joué plusieurs morceaux sur la guitare et nous avons discuté un peu. Il a lui-même appris la guitare classique ; les partitions qu’il avait là, je les connaissais en partie. […] Malheureusement, à sa question ‹Le bonheur – c’est quoi pour toi?› je n’ai pas pu lui donner une réponse spontanée. En tout cas, il m’est de plus en plus sympathique. »
La musique que j’ai joué ce jour-là et que je jouera souvent dans les jours qui viennent est celle-ci:
Girolamo Frescobaldi: Aria detta la Frescobalda
Dans le langage émotionnel discret de mon journal, la phrase « Il est très amical avec moi, curieux, pour ainsi dire » indique déjà un certain ébranlement. Car cette attention amicale, cette curiosité insistante pour ce qui est important pour moi (la musique contemplative, la philosophie, l’écriture), apparaît comme une attaque rédemptrice contre le système de ma solitude.
Mon souvenir de la scène concrète de cette invitation initiale est d’ailleurs assez précis : Florent apparait dans la porte et me demande – regard chaleureux et encourageant, corps vivant en mouvement avec cette grâce inconsciente des dix-huit ans – si j’ai envie de passer dans sa chambre. Cela se passe avec une légèreté et une franchise que je ne connais pas. Je serais trop timide pour agir ainsi. Certes, je suis capable de réagir de manière adéquate, donc je réponds à son regard et j’accepte l’invitation sans hésiter. Mais l’initiative elle-même ne fait pas partie de mon répertoire. À ce stade, c’est Florent qui agit.
Cinquième chapitre: La Tour Eiffel et la chimie des transmetteurs
L’après-midi du même jour, je vais à Paris avec Pierre et nous montons à pied jusqu’au premier étage de la Tour Eiffel. Dans le journal, cela apparaît comme une sorte de programme touristique obligatoire que j’ai envie de faire. Dès la gare RER de Sucy, nous rencontrons, par hasard et successivement, plusieurs copains de Pierre, et mon français est suffisamment bon pour comprendre de leur conversation que Pierre n’a pas vraiment envie de m’accompagner. En plus, il fait froid ce jour-là. La photo ci-dessous date effectivement de cette ascension à la Tour Eiffel, l’après-midi du 28 décembre 1985.
Le soir, le journal note une rencontre à quatre dans la chambre de Florent, avec Pierre et Éric, le « meilleur ami » de Florent. Vers la fin, je joue à nouveau de la guitare, mais « pour des raisons atmosphériques quelconques », dit le journal, « personne ne pouvait écouter sérieusement après que Pierre avait commencé à rire une fois ». En fait, ce n’est pas la guitare qui fait l’atmosphère, mais les substances fumées. Je n’y comprends rien parce que je n’ai jamais fumé jusque-là, même pas de cigarettes ordinaires, puis aussi je n’ai pas d’odorat. Le cannabis est complètement nouveau pour moi. Après deux jours, je commenterai ce sujet ainsi: « Ce que j’aurais trouvé horrifiant auparavant est rapidement remis en perspective ici. » Mais pour ma part, je continue à m’abstenir, bien entendu.
Florent dira, quelques jours plus tard, qu’il m’empêcherais de l’essayer; car à la suite d’un moment humoristique que j’ai produit un soir dans une ambiance détendue, il a l’impression que je réagis de manière sensitive même à la faible quantité de drogue présente dans l’air.
Quant à ma routine quotidienne et mon programme touristique, je m’habituerai à me déplacer tout seul ; « pour Pierre, cela doit être un énorme soulagement », je note. Ceci sera la structure naturelle des jours qui viennent: journée à Paris; soirée à Sucy (soit à la maison, soit dans un café) avec des amis de Florent et Pierre en constellations diverses.
Sixième chapitre: Conversation d’une profondeur inattendue
Le dimanche suivant (29 décembre 1985) offre pour ainsi dire une esquisse théâtrale des conflits intrafamiliaux dans lesquels je m’enlise malgré moi.
La mère a promis de m’accompagner à Paris l’après-midi. Mais lors du repas à midi, il se passe quelque chose d’inattendu : Florent déclare très énergiquement qu’il m’accompagnera à leur place. Les parents ne sont pas d’accord et une dispute s’ensuit. Finalement, on me demande de décider moi-même qui je préfère comme accompagnateur. Je me souviens encore assez clairement de l’embarras de cette situation. Le style de l’intervention de Florent me paraît « brutal et impertinent » (ce sont les deux mots que j’utilise dans le journal), mais il n’en reste pas moins que je préférerais aller à Paris avec lui plutôt qu’avec sa mère. Et comme une solution diplomatique ne me vient pas à l’esprit à ce moment-là, je me décide en effet pour Florent après une courte hésitation.
Le programme touristique de cet après-midi se compose de deux étapes : le Louvre et Notre-Dame, entrecoupées d’une promenade sur les bords de la Seine. Au Louvre, nous nous limitons à la galerie des peintures. C’est là que j’ai pris une photo, mais Florent n’est pas visible.
Plus tard, nous allons dans un café près de Notre-Dame. « Conversation d’une profondeur inattendue », dit le journal. Nous parlons du choc que l’on subit lorsqu’on est soudainement transféré de la province de Westphalie dans un milieu métropolitain. Et je fais quelque chose que je fais souvent durant ces années-là : J’utilise le sujet de conversation pour faire une déclaration d’amour plus ou moins camouflée. Je parle donc de l’ambiance ouverte entre les jeunes, puis de mon étonnement de voir Florent faire des efforts pour moi avec autant d’insistance. Dans le journal, j’écris : « Que je l’aime bien, je le lui ai dit plus ou moins explicitement ». Mais je n’écris pas comment, en quels termes je l’ai dit.
Florent s’explique : On voit dans le regard de quelqu’un et dans sa façon de parler si on a quelque chose à échanger avec lui. Voilà pourquoi il s’est rapproché de moi. Il n’est d’ailleurs pas d’accord avec le comportement de Pierre à mon égard. Pierre, dit-il, juge trop sur l’apparence extérieure.
En lisant ce résumé de conversation dans le journal, on pourrait conclure que tous les deux, Florent et Pierre, « voient » quelque chose en moi, mais qu’ils voient des choses bien différentes. Florent ajoutera plus tard que c’était lorsqu’il m’a entendu jouer de la guitare pour la première fois qu’il a décidé de faire connaissance avec moi. Je me demande s’il m’a entendu jouer avant qu’il m’a invité dans sa chambre. Et si je me casse la tête sur de tels détails, même rétrospectivement, c’est parce que toute cette « attaque » amicale reste en quelque sorte une énigme, malgré cette explication abstraite que Florent m’a donné. Je ne suis pas « cool » ni amusant et il n’est pas évident qu’un personnage florentin aurait quelque chose à échanger avec moi.
Par contre, si l’on prend le Petit Prince au sérieux comme une référence littéraire déjà introduite par Florent dans les événements réels, on tombera peut-être sur le chapitre XXI, avec son dialogue entre le petit prince et le renard. C’est un dialogue sur l’amitié et ce qu’il faut pour créer un lien entre deux personnes differentes.
« Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. […] On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi ! »
Pour Florent, je ressemble au Petit Prince dessiné. En revanche, le texte semble commenter les événements réels. Je recommande de relire l’ensemble du chapitre XXI, car pour moi, il se lit aujourd’hui comme un rêve étrange dans lequel on tente d’expliquer ce qui s’est passé et ce qui aurait pu se passer.
Septième chapitre: « À quoi tu penses ? »
Des rencontres avec des amis le soir, des entretiens à deux le matin, une promenade dans la neige fondante : le journal relate dans les jours qui suivent une culture d’intensité amicale, mais tout n’a pas été réellement écrit. Je me souviens que lorsque nous étions à deux, en silence, Florent me regardait parfois et me demandait : « À quoi tu penses ? » Et aujourd’hui, cette question presque intime me paraît comme l’expression la plus pure de son attention.
Je me souviens aussi de la nuit du Nouvel An. Le soir, nous sommes à une fête chez un ami de Pierre, mais vers onze heures, je pars avec Florent ; nous sommes brièvement à la maison, pas plus d’une demi-heure, avant de retrouver d’autres amis. Et pendant ces vingt minutes, on fait un thé rapide dans la cuisine, une scène que je revois parfaitement: Lumière un peu tamisée ; et puisqu’on n’a pas beaucoup de temps, je fais cela de manière quasi automatique et lui pose son bol avec un sachet pendant qu’il est assis à table. Il semble légèrement amusé et quand je le regarde, il dit doucement, en souriant: « Tu me sers ». En fait, j’ai justement la routine nécessaire qui me permet de le servir chez lui, comme une inversion des rôles d’invité et d’hôte, ou bien, pour moi, comme une routine de ménage à deux.
C’est seulement un souvenir simple, pas registré dans le journal, mais la scène pourrait illustrer l’existence d’une communauté improvisée qui en même temps reste surprenante pour nous-même.
L’autre moitié de cette nuit se passe chez des amis de Florent que je trouve agréables. Ils fument leurs joints et, bien sûr, je dois à nouveau jouer de la guitare. « Cela est inévitable », écris-je quelques jours plus tard dans le journal, « puisque toutes les connaissances et amis de Florent semblent posséder un tel instrument et Florent insiste généralement pour que je joue quelque chose. »
Vers quatre heures du matin, on se couche. On me donne un sac de couchage dont le propriétaire me dit: « Ne t’inquiète pas. Tu vas mourir de chaleur. » Florent s’oppose à cette façon de parler : « Mais tu ne peux pas dire ça ainsi ; on ne peut pas bien comprendre cette expression quand on n’est pas de langue maternelle ». Cette discussion ne se trouve pas dans le journal, mais je m’en souviens, soit parce qu’il s’agissait d’un problème linguistique obscur (la fonction de l’exagération dans les sociolectes et les langues nationales), soit parce que l’intervention de Florent m’a touché comme un surplus de soin amical.

Huitième chapitre: La chaleur et d’autres soucis
La chaleur. Je ne vais pas en mourir, pas tout de suite. Ma relation avec Florent est chaleureuse, mais il s’agit là d’un érotisme sans désir sexuel au sens strict. Pourtant, le corps vivant joue un rôle, sa présence pourrait provoquer un frisson, je me sens à l’aise quand il est là, à côté de moi, en face de moi. Et il me manque, quand il n’est pas là. En ce sens, je suis sur le point de tomber amoureux.
Le 3 janvier, j’ai, malgré mon programme touristique, le temps d’écrire une longue entrée de journal. J’en cite un passage signifiant:
« Comment se fait-il que je m’attache soudain si facilement à quelqu’un ? Par quels moyens Florent a-t-il réussi à me capturer si rapidement, en moins d’une semaine ? Quelle est sa volonté ? Quelle est la perspective ?
Je ne l’ai pas croisé ce matin, ni ce soir. Je ressens de l’inquiétude. Je passe quelque temps dans sa chambre ; pas seulement à cause de la guitare et du magnétophone, car ce sont tout au plus des prétextes ; mais parce que c’est sa chambre à lui, qui porte si clairement ses traits.
Je voudrais qu’il m’accompagne demain à Paris. Mais il se peut bien qu’il ait d’autres soucis. »
Les « autres soucis » qu’il pourrait avoir portent le nom de Florence, puisqu’il existe tout de même des femmes dans l’univers florentino-norbertin. Florence est une fille de notre âge, assez attractive d’ailleurs, que je vois exactement une fois sans lui parler quand je vais au lycée avec Pierre l’avant-dernier jour de mon séjour (il s’agit du Lycée Condorcet à La Varenne, je suppose).
Florent est amoureux de Florence, une relation compliquée et douloureuse, et il en parle à Éric et moi le soir du 2 janvier. J’avoue ou plutôt je déclare dans ce trialogue que je n’ai aucune, vraiment aucune expérience de ces choses amoureuses et relationnelles. « Ne serais-je pas la dernière personne à pouvoir lui donner des conseils ? », écris-je dans le journal. Mais en vérité, c’était justement là le moment où j’aurais pu dépasser les limites de ma propre perspective, de mes propres sentiments pour Florent, et de me tourner vers sa vie réelle, même si cela m’aurait demandé des efforts.

Neuvième chapitre: « Je me sens concerné »
Ce qui m’étonne aujourd’hui en le relisant est que Florent était capable de s’occuper des deux affaires en même temps: les exigences de notre amitié et sa relation amoureuse avec Florence.
Voilà le 4 janvier 1986:
Je réveille Florent le matin vers neuf heures et lui demande s’il a envie de m’accompagner à Paris. Il est d’accord. Je ne sais pas à ce moment-là qu’il ne s’est couché qu’à cinq heures.
Nous faisons une courte promenade à Montparnasse, mais nous entrons bientôt dans un café. Là, à un moment donné, la conversation se tourne vers le sujet de notre propre écriture, sujet qui est important pour chacun de nous deux. Je parle de mon projet de roman et évoque la relation homosexuelle entre mes deux personnages principaux.
Il est assez clair que j’ai délibérément franchi cette limite. Je n’ai pas prévu de parler du roman, mais quand le sujet est là, je saisis l’occasion.
Florent me demande alors si j’y traite l’homosexualité uniquement comme un sujet littéraire ou si je me sens concerné.
Et je réponds, peut-être après une courte hésitation : « Je me sens concerné ». C’est ce qui a été dit littéralement, et j’aime me rappeler cette formulation, la sienne que je reprends pour répondre.
Florent explique que lui-même « aime beaucoup les femmes ». Pour lui, l’homosexualité est simplement une façon de vivre ; il y a des homosexuels parmi ses connaissances et amis. Nous discutons longuement des raisons pour lesquelles je cache cela à mon entourage dans la province allemande, de la manière dont j’arrive actuellement à vivre avec et du rôle que joue l’écriture dans la gestion de cette situation. Et nous parlons aussi de mon avenir. Florent, dit le journal, me souhaite la force de vivre ma sexualité contre la répression, « parce que je ne veux pas te voir malheureux ».
Ceci est la première fois dans ma vie que je parle avec quelqu’un de mon homosexualité. Et encore aujourd’hui, je suis content et fier que c’est Florent qui a pris ce rôle d’être le premier à qui je parle. C’est lui qui méritait ma confiance.
Après cette conversation, nous allons à midi chez un ami de Florent, qui s’appelle Jean-François et qui jouera un rôle vers la fin de mon récit. Il est surveillant au lycée Condorcet. Nous mangeons à cinq et la conversation tourne autour de Florence. Voici ce que j’ai écrit dans mon journal (entrée du lendemain, 5 janvier 1986) :
« Surpris de voir Florent pleurer, surpris et un peu ému. Que je le lui reproche n’est pas vrai : lorsque nous en avons parlé hier soir, il m’a dit qu’il avait cette impression. Je suis simplement étonné de la rapidité de ses changements d’humeur : D’abord nous parlons très sérieusement et exclusivement de mon homosexualité à moi, et à peine une demi-heure plus tard, il retombe dans cet état d’esprit d’absence endeuillée ».
Je suis « un peu ému ». La vérité derrière cette expression est que je suis ému et que je ne sais pas comment l’exprimer ni quoi en faire. Alors je le regarde et il se peut que ce soit un regard noir. Le soir, je suis étonné par son idée que je lui en veuille d’avoir exprimé sa douleur.
Florent pleure. Moi-même, pendant toutes ces années-là, je n’ai presque jamais pleuré, même si j’en avais envie. On pourrait dire que je « ne savais pas pleurer », et en même temps, j’étais conscient que ne pas pouvoir pleurer était un manque, voire un danger. J’y reviendrai peut-être plus tard.
Dixième chapitre: Le retour en Allemagne. Les projets de voyage.
Au petit matin du 6 janvier, Florent part ; il accompagne un groupe d’enfants dans les Alpes. Ce jour-là, je me fais réveiller par lui à quatre heures et demie pour lui dire au revoir sur place, au départ de l’autocar. Lors de ce dernier au revoir, selon mon journal, « je me suis permis de le remercier – pour tout. » Il me donne une sorte de tape comme geste de consolation ; j’ai certainement l’air assez triste.
Quant à moi, je reste encore deux jours sans lui à Sucy, je vais à l’école avec Pierre le même jour et je fais un dernier tour à Paris le 7 janvier.
L’absence de Florent, écris-je, « me pèse tellement sur le cœur que je suis content de pouvoir partir ». Et lors de mon retour à l’école en Allemagne, le 9 janvier, j’éprouve « une aliénation intense, jusqu’au dégoût. »
Je pense beaucoup à Florent dans les semaines suivantes, inutile de le dire. Je change le nom du caractère principal de mon roman en « Julien ». C’était une idée de Florent, car nous avons parlé de la qualité esthétique de différents prénoms un jour. Et le 19 janvier, je note un rêve que j’ai eu:
« La nuit dernière, des rêves sur Florent. De toutes ces histoires tout à fait anodines, je ne peux que déduire ma peur de me laisser éventuellement emporter par son insouciance agile ; en tout cas, c’est elle qui m’a mis ici dans des situations embarrassantes et dangereuses. »
Et aujourd’hui je déduis de l’ambiguïté de cette description que je n’étais pas sûr si l’influence florentine sur moi était tout à fait anodine ou au contraire dangereuse.
Il y a quelques projets de voyage qui forment le cadre pour la suite des événements.
Pierre viendra en Allemagne du 6 au 15 février.
Mi-mars, je partirai deux semaines en Bretagne avec ma tante, qui aura alors 59 ans. C’est une sorte de cadeau d’anniversaire pour mes dix-huit ans (et il est évident pour moi qu’on va passer par Sucy pour voir Florent au début de ce voyage).
En été, j’aimerais partir en Norvège avec Florent. Je le lui ai proposé et il a accepté. « Des projets de voyage communs cinq jours après avoir fait connaissance, a dit Florent à une occasion à ses amis, c’est quand même pas mal. » Voilà le ton et l’ambiance de notre amitié à ce moment-là.
[à suivre]
Norbert Richter
(norbert-axel-richter@web.de)
Dernière révision: 21 avril 2025